LE CHAT

 

 

 

Les chats, l’auteur des Satires, des Épîtres et de l’Art poétique ne les porte pas dans son cœur :

Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ? Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ? Et quel fâcheux Démon, durant les nuits entières, Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? J’ai beau sauter du lit plein de trouble et d’effroi, Je pense qu’avec eux tout l’Enfer est chez moi. L’un miaule en grondant comme un tigre en furie, L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie.

Les Égyptiens, en revanche, Chateaubriand, Baudelaire, une foule d’écrivains, de philosophes et de sages ont un culte pour les chats. On les comprend. Ce qu’ils aiment, dans le chat, c’est moins ses vertus que ses défauts. Ainsi naissent les grandes amours.

Les chats, chefs-d’œuvre de la nature, ressemblent à ces mauvais romans dont le prière d’insérer vous annonce sans vergogne que vous les trouverez tendres et cruels. Le chat est d’une souplesse effrayante, d’une indépendance qui fait peur. On le dit moins attaché à son maître qu’à sa maison qu’il ne garde ni ne protège, mais qu’il ne souille pas non plus et qu’il enchante par sa seule présence, lumineuse et feutrée. On jurerait que ses yeux sont capables, même la nuit, de refléter la lumière du soleil. Il y a comme un pacte entre le soleil et les chats. On raconte qu’Alexandre Dumas paria un jour avec un ami qu’il rencontrerait sur sa route plus de chats que l’ami n’en trouverait sur la sienne. Pari tenu. Chacun va son chemin, mais, alors que l’ami traverse, sans s’en soucier, toute une série de zones d’ombre, Dumas prend bien soin de ne choisir que des rues et des trottoirs baignés par le soleil – et où les chats, naturellement, se chauffent, béats, le dos rond, les yeux mi-clos, enfoncés dans la vie, étrangers à tout le reste. On aime les chiens parce qu’ils sont fidèles. On aime les chats, comme les femmes fatales et maudites, parce qu’ils sont indifférents. Les chats d’André Malraux s’appelaient Fourrure et Essuie-plume.

Installés dans la rue ou sur le pas des portes, les chats sont innombrables en Italie, en Grèce, tout autour de la Méditerranée. Ils jouent avec des pelotes de laine, ils aiment le poisson et le lait, ils sautent de haut sans se faire mal, ils passent leur temps à dormir sur les marches d’escalier ou le long des murs bleus ou blancs. On les caresse sous le cou ou derrière les oreilles plantées sur leur tête ronde et ils se mettent à ronronner avant de s’en aller sans la moindre gratitude.

Au château de Combourg, en Bretagne, où Chateaubriand avait passé son enfance, on voyait souvent, la nuit, un fantôme avec une jambe de bois descendre l’escalier de la tour en compagnie d’un chat noir. Parfois la jambe de bois apparaissait toute seule, escortée du chat noir. Le chat noir venait de l’enfer et il était, n’en doutez pas, très impatient d’y retourner.

Dans la petite société d’amis qui fleurissait sous le Consulat et où Joubert était le Cerf, Chênedollé le Corbeau, Pauline de Beaumont l’Hirondelle, Chateaubriand était le Chat.

« J’aime dans les chats, écrit-il dans une lettre à Marcellus qui fut son secrétaire à Londres, j’aime dans les chats ce caractère indépendant qui le fait ne s’attacher à personne et cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales.

On le caresse, il fait le gros dos, c’est un plaisir physique qu’il éprouve et non, comme le chien, une niaise satisfaction d’aimer et d’être fidèle à son maître qui le remercie à coups de pied. Je trouve, quant à moi, que notre longue familiarité m’a donné quelques-unes de ses allures. » 

Le chat sauvage, le chat botté, pas un chat, l’entrechat, chat en poche, Félix le chat, la langue au chat le chat perché, un chat dans la gorge, le chat à neuf queues, le chat et la souris, le chat sauvage et le chat haret, le chat des chartreux et le chat angora sont des variétés ou des spécialités diverses de la catégorie chat. Aucune, pas même le chat blanc de Courbet dans L’Atelier du peintre ni le chat noir de Manet dans sa fameuse Olympia, n’atteint à la grâce et à la noblesse des statues de chats égyptiens dans leur pose hiératique, un anneau d’or parfois attaché à l’oreille, la queue repliée le long de leur flanc de bronze, aux reflets rouges et verts, brûlé et patiné par le temps, ni d’abord de ceux qui figurent – il faut, toutes affaires cessantes, vendre sa chemise pour aller les voir – sur les bas-reliefs du musée de Guizèh.

Baudelaire, en quatorze lignes, pas une de plus, pas une de moins, dit presque tout sur les chats comme il dit presque tout sur presque tout :

 

LES CHATS

Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté, Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques, Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin, Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

 

Le lecteur attentif aura relevé une ambiguïté dans les portraits successifs du comportement de ces félins carnassiers et pourtant domestiques : les chats aiment-ils les ténèbres ou aiment-ils le soleil ? Les deux, j’imagine. Comme le tout, et comme nous, les chats aussi, les chats surtout, ont leurs contradictions.

Presque rien sur presque tout
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